Marguerite Yourcenar vivait les yeux ouverts
Les yeux ouverts , entretiens de Marguerite Yourcenar avec Matthieu Galey
J’ai relu cette semaine Les yeux ouverts. J’ai été à nouveau saisie par l’intelligence des propos de Marguerite Yourcenar et leur actualité, brûlante aujourd’hui. Ce livre a été édité en 1980. Et pourtant :
ECOLOGIE ET BARBARIE
« Je me dis souvent que si nous n’avions pas accepté, depuis des générations , de voir étouffer les animaux dans des wagons à bestiaux, ou s’y briser les pattes comme il arrive à tant de vaches ou de chevaux, envoyés à l’abattoir dans des conditions absolument inhumaines, personne, pas même les soldats chargés de les convoyer, n’aurait supporté les wagons plombés des années 1940-1945. Si nous étions capables d’entendre le hurlement des bêtes prises à la trappe (toujours pour leur fourrure) et se rongeant les pattes pour essayer d’échapper, nous ferions sans doute plus attention à l’immense et dérisoire détresse des prisonniers de droits communs -dérisoire parce qu’elle va à l’encontre du but, qui serait de les améliorer, de les rééduquer, de faire d’eux des êtres humains. Et sous les splendides couleurs de l’automne, quand je vois sortir de sa voiture, à la lisière d’un bois pour s’épargner la peine de archer, un individu chaudement enveloppé dans un vêtement imperméable, avec une « pint » de whisky dans la poche du pantalon et une carabine à lunette pour mieux épier les animaux dont il rapportera le soir la dépouille à sanglante, attachée sur son capot, je me dis que ce brave homme, peut-être bon mari, bon père ou bon fils, se prépare sans le savoir aux « Mylaï » de l’avenir. En tout cas, ce n’est plus un homo sapiens. »
« Le Mylaï est un village vietnamien dont la population fut massacrée par un détachement américain, nouvelle qui éclata à retardement et fit quelque temps scandale », précise le livre, en bas de page. L’écrivain dit dans ce livre qu’elle est presque entièrement végétarienne. Elle ne se paye de mots : elle acte.
Voilà, le ton est donné ! Avec Marguerite Yourcenar, pas de faux-col, pas d’hypocrisie, du réel, du concret, du palpable. Durant ces entretiens avec Matthieu Galey, alors critique littéraire et chroniqueur à L’Express, elle parle d’écologie, d’humanisme, de politique, d’éducation, de spiritualité, d’elle -le moins possible-, et bien entendu de littérature mais plus encore : d‘écriture.
Les écrivains s’expriment peu sur ce que j’appelle « la tambouille littéraire ». C’est avec plaisir qu’elle évoque les techniques, les incessants allers et retours de son intelligence d’écrivain et de sa mémoire auprès de ses personnages, et comment ils grandissent en elle jusqu’à devenir suffisamment présents, « vrais » pour être enfin écrits. Il est palpable, quand on lit ce livre, que pour Marguerite Yourcenar son Zénon, son Adrien sont réels, aussi réels qu’elle. Ses personnages semblent l’avoir accompagnée partout dans ses périples autour du monde. Elle visualise parfaitement ses personnages, s’imprègne de l’atmosphère des lieux où ils ont vécus en les visitant, se documente…
A cette question -volontairement provocatrice de Matthieu Galey, elle répond longuement, et droit au but :
POLITIQUE ET EDUCATION
« Je condamne l’ignorance qui règne en ce moment dans les démocraties aussi bien que dans les régimes totalitaires. Cette ignorance est si forte, souvent si totale, qu’on la dirait voulue par le système, sinon par le régime. J’ai souvent réfléchi à ce que pourrait êtere l’éducation de l’enfant. Je pense qu’il faudrait des études de base, très simples, où l’enfant apprendrait qu’il existe au sein de l’univers, sur une planète dont il devrait plus tard ménager les ressources, qu’il dépend de l’air, de l’eau, de tous les êtres vivants, et que la moindre erreur ou la moindre violence risque de tout détruire. Il apprendrait que les hommes se sont entre-tués dans des guerres qui n’ont jamais fait que produire d’autres guerres, et chaque pays arrange son histoire, mensongèrement, de façon à flatter son orgueil. On lui apprendrait assez du passé pour qu’il se sente relié aux hommes qui l’ont précédé, pour qu’il les admire là où ils méritent de l’être, sans s’en faire des idoles, non plus que du présent ou d’un hypothétique avenir. On essayerait de le familiariser à la fois avec les livres et les choses; il saurait le nom des plantes, il connaitrait les animaux sans se livrer aux odieuses vivisections imposées aux enfants et aux très jeunes adolescents sous prétexte de biologie; il apprendrait à donner les premiers soins aux blessés; son éducation sexuelle comprendrait la présence à un accouchement, son éducation mentale la vue des grands malades et des morts. On lui donnerait aussi les simples notions de morale sans laquelle la vie en société est impossible, instruction que les écoles élémentaires et moyennes n’osent plus donner dans ce pays. En matière de religion, on ne lui imposerait aucune pratique ou aucun dogme, mais on lui dirait quelque chose de toutes les grandes religions du monde, et surtout celle du pays où il se trouve, pour éveiller en lui le respect et détruire d’avance certains odieux préjugés. On lui apprendrait à aimer le travail quand le travail est utile, à ne pas se laisser prendre à l’imposture publicitaire, à commencer par celle qui vante des friandises plus ou moins frelatées, en lui préparant des caries et des diabètes futurs. Il y a certainement un moyen de parler aux enfants de choses véritablement importantes plus tôt qu’on ne le fait. »
Comment ne pas applaudir à deux mains ? Marguerite Yourcenar manie la lucidité et le bon sens avec maestria; ses armes sont l’intelligence et la bonté. C’est une humaniste. Et son intérêt pour l’antiquité, ses personnages, historiques ou non, les Stoïciens, l’Histoire, n’est pas de surface. C’est une femme qui prend ses responsabilité et rend à chacun les siennes. Mieux, elle demande aux hommes de les saisir à bras le corps, et non de vivre mollement en se laissant porter par le courant ambiant. Ghandi n’est pas loin. Du reste, elle s’intéresse aussi beaucoup aux sagesses orientales. Elle est d’une érudition abasourdissante. Elle semble avoir tout lu, particulièrement de la littérature antique et classique. Elle s’intéresse à tout, et à tous.
RESPONSABILITE ET PARTAGE
Quand Matthieu Galey, toujours la chatouillant, lui assène : « L’action individuelle paraît un peu dérisoire, quand c’est une société toute entière, qui pend la mauvaise voie. », elle réplique : « Tout part de l’homme. C’est toujours un homme seul qui fait tout , qui commence tout : Dunand et Florence Nightingale pour la fondation de la Croix-Rouge, Rachel Carson pour la lutte contre les pesticides, Margaret Sangers pour le planning familial. Parlant de Dieu, je fais dire à Zénon : « Plaise à celui qui est peut-être de dilapider le cœur de l’homme à la mesure de toute la vie », et c’est pour moi une phrase si essentielle que je l’ai fait d’avance graver sur ma tombe. Il faudrait que l’homme participât sympathiquement au sort de tous les autres hommes ; bien plus, de tous les autres êtres. »
Il y a tant à prendre, à s’approprier, à méditer, à mettre en pratique dans ce livre unique, que pourtant Marguerite Yourcenar n’avait pas apprécié, trouvant qu’elle avait trop parlé d’elle et non de ce qui la préoccupait ! Et pourtant, un tel humanisme s’en dégage, une vision si dénuée de fioriture sur le monde et la marche des hommes, que sa lecture devrait être recommandé à tout jeune être entrant dans l’âge adulte. Pour ma part, ma fille est âgée de dix ans et j’ai décidé de lui faire lecture, puisque je la lui fais chaque soir, de quelques passages, et d’en discuter.
Pour en revenir à l’acte d’écrire -il est vrai que j’ai pris des chemins de traverse pour cet article mais je voulais rendre le son un peu désordonné d’une conversation, ce que ce livre est-, Matthieu Galey demande : « Est-ce un effort, une souffrance que d’écrire ? »
ECRITURE ET VISION
Réponse de ce grand écrivain : « Non, c’est un travail, mais c’est aussi presque un jeu, et une joie, parce que l’essentiel, ce n’est pas l’écriture, c’est la vision. J’ai toujours écrit mes livres en pensée avant de les transcrire sur le papier, et je les ai parfois même oubliés pendant dix ans avant de leur donner une forme écrite. La scène entre Zénon et le chanoine, par exemple, je l’ai vue, je pourrais dire que je l’ai écrite dans ma tête, en écoutant de la musique, du Bach, je crois, chez un ami, un après-midi, vers 1954. Je suis sortie de chez lui en me disant : » Je n’ai pas le temps ni l’occasion d’écrire cela maintenant, et je ne l’aurai sans doute pas d’ici des mois, des années peut-être. On s’en souviendra ou l’on ne s’en souviendra pas, on verra bien. » Et puis des années plus tard, cela m’est revenu… »
Sur la « tambouille » de l’écriture, voici ce que nous raconte Marguerite Yourcenar :
DE L’ART D’ECRIRE UN LIVRE
« Le métier d’écrivain est un art, ou plutôt un artisanat, et la méthode dépend un peu des circonstances. Parfois je rends un bloc de papier et je griffonne mon texte d’une écriture qui devient malheureusement illisible au bout de quatre ou cinq jours, qui se fane, en quelque sorte, comme les fleurs. Mais il arrive aussi que j’aille droit à ma machine à écrire et que je tape une première version. Dans les deux cas, je mets toutes mes lancées, pour chaque phrase ; ensuite je rature, et je choisis celle que je préfère. Je travaille aussi à la colle et au ciseau, mais pas toujours. Et si vous aimez mes petites manies d’écrivain, je peux vous en citer une : à la troisième ou quatrième révision, armée d’un crayon, je relis mon texte, déjà à peu près propre, et je supprime tout ce qui peut être supprimé, tout ce qui me paraît inutile. Là, je triomphe. J’écris au bas des pages : supprimé sept mots, supprimé dix mots. Je suis ravie, j’ai supprimé l’inutile. »
J’ai beaucoup laissé s’exprimer Marguerite Yourcenar puisqu’il s’agit d’un entretien. Il est juste maintenant que je vous livre une petite biographie de l’écrivain.
SON PARCOURS
Marguerite Yourcenar est en réalité née Marguerite Cleenewerck de Crayencour (Bruxelles, 8 juin 1903 – Mount Desert Island, États-Unis, 17 décembre 1987.) Yourcenar est un anagramme de Crayencour. Elle est la première femme élue à l’académie française, en 1981. Sa mère flamande meurt à sa naissance et elle est élevé par un père anticonformiste, très cultivé, grand voyageur, libre, qui lui donne tôt le goût de la littérature et des langues anciennes. Elle voyage avec lui durant son enfance, habite différents pays. En 1939, elle s’installe avec sa compagne Grace Frick, universitaire américaine et traductrice, dans l’île des Monts-Déserts, dans le Maine, où elle vivra le reste de sa vie. Elle devient citoyenne américaine en 1947. Grace meurt en 1979. Marguerite Yourcenar continue de mener son existence entre écriture et voyages. Elle a un dernier compagnon avec qui elle entreprend de longs voyages, et même un tour du monde, Jerry Wilson, qui meurt du sida.
C’est un être de conviction : à l’avant-garde de l’écologie, c’est elle qui alerte Brigitte Bardot sur le massacre des bébés phoques.
Mémoires d’Hadrien la consacre définitivement femme de lettres. Elle a enseigné, écrit des traductions, et bien entendu ses propres œuvres : L’Oeuvre au Noir, Nouvelles orientales, Alexis-Le coup de grâce, Le Labyrinthe du monde, Un homme obscur, etc.
Je n’ai pas envie de m’étendre là-dessus car vous trouverez facilement sur internet des biographies plus précises et toutes les œuvres de Marguerite Yourcenar, ainsi que leurs critiques.
Ce que je veux vous partager aujourd’hui, ce sont Les yeux ouverts, une lecture que je vous conseille ardemment car je la crois indispensable. Et je crois indispensable que nous cultivions, écrivains ou non, le même humanisme, la même ouverture d’esprit, le même courage face à la vie et le même amour de vivre. Oui, Marguerite Yourcenar vivait les yeux ouverts.
Et vous, avez-vous lu Les yeux ouverts ? L’avez-vous autant aimé que moi ?
Les yeux ouverts, Marguerite Yourcenar
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