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Robert Penn Warren
Si je devais finir mes jours sur une île et n’emporter qu’un seul livre, ce serait celui-ci : Les fous du rois de Robert Penn Warren, un roman américain de 1946. J’avais vingt ans quand une amie me l’a fait découvrir dans la seule version alors disponible : une version d’occasion de 1968, dotée d’une préface fantastique de 21 pages de Michel Mohrt, sans doute la meilleure préface de roman de tous les temps ! Par la suite, je me procurai deux exemplaires des Fous du roi chez Gilbert Jeune, à Paris. Je les ai toujours bien que l’un d’eux ait souffert d’une inondation. Je suis restée fidèle à ce roman, je l’ai lu et relu. Je lirai et le relirai encore. A l’époque, j’y ai presque tout appris sur l’art d’écrire un roman, en le décortiquant mot à mot. Chaque fois que je le relis, c’est encore et toujours une magistrale claque.
Je ne connais aucun roman au-dessus. C’est affaire de goût. J’y trouve tout ce que j’aime immodérément : la psychologie, l’art de la description, une sensualité vertigineuse dans l’écriture qui est comme « peinte », l’ironie, une intelligence inouïe, la question lancinante du bien et du mal, du jugement et du salut, du temps, la métaphysique, une langue riche et poétique, un style unique, riche de métaphores qui touchent juste, une sensibilité à fleur de peau, des procédés stylistiques et une construction romanesque d’une puissance qui me laissent émerveillée, des dialogues qui paraissent enfin vrais, du lyrisme, des personnages plus vrais que nature, l’ambivalence des sentiments et des choix et décisions, l’intérêt de l’auteur pour la sociologie, l’Histoire, les conséquences de la politique sur la vie des hommes, la culpabilité latente des gens du Sud, et j’en oublie. Un style inimitable, vraiment, qui me bouleverse. C’est un roman fleuve de 700 pages dont je sors toujours éblouie. Et admirative. En un mot, c’est le livre que j’aurais voulu écrire.
En quittant son appartement ce jour-là, j’allais à la banque chercher de l’argent ; je sortis ensuite ma voiture du garage, jetai quelques affaires dans une valise et pris la route. Une route longue et blanche comme un squelette, droite comme un fil à plomb, unie comme une glace étincelante et chatoyante dans la chaleur, ronflant sous les pneus comme un nerf écorché. Je faisais du cent, et pourtant on eût dit que je ne parviendrais jamais à rattraper la mare qui semblait apparaître au bout de la route, juste de ce côté-ci de l’horizon. Peu après, j’eus le soleil dans les yeux, car j’allais à l’Ouest. Les yeux éblouis, j’abaissai donc le pare-soleil et appuyai sur le champignon ; je continuai vers l’Ouest. Car l’ouest est la région où nous projetons tous d’aller un jour. C’est là où l’on va quand quand la terre ne rend plus et lorsque les pins de Virginie gagnent du terrain. C’est là où l’on va quand arrive la lettre disant : Sauve-toi, tout est découvert. C’est là où l’on va, lorsque abaissant son regard sur la lame entre ses mains on y voit du sang ; lorsqu’on vous déclare que vous n’êtes qu’une goutte d’eau dans l’océan. C’est là où l’on va quand on vous raconte qu’il y a « ben sûr de l’or là-bas dans c’te montagne ». C’est là où l’on va pour y finir ses jours. Ou bien est-ce tout bonnement là où l’on va.
C’était simplement là où j’allais.
…
Et puis la Californie.
Enfin Long Beach, qui est l’essence de la Californie. Pour moi du moins, parce que je n’ai jamais rien vu d’autre de la Californie, sauf Long Beach, et que par conséquent mon jugement n’est pas troublé par le jeu de la concurrence.
…
Par la suite d’une crevaison dans la matinée, je n’arrivai à Long Beach que tard dans la soirée. Je bus un lait de poule, achetai une bouteille de whisky et montai à ma chambre. Je n’avais pas bu une goutte d’alcool de tout le voyage. Je n’en avais pas eu envie. Je n’avais eu envie de rien, sauf d’écouter le ronflement du moteur et de me laisser bercer par la voiture, et ça, je l’avais eu. Mais maintenant je savais que si je ne buvais pas ce whisky, le continent tout entier, brûlant et palpitant, foncerait sur moi, hors de l’ombre, aussitôt que je fermerais les yeux pour m’endormir. C’est pourquoi j’absorbai quelques verres, pris un bain et m’étendis sur le lit, sans lumière ; et j’observai les enseignes au néon, en face qui flamboyaient et s’éteignaient au rythme de mon cœur, et je buvais à même la bouteille que j’avais posée à terre, près du lit.
…
Le lendemain, j’étais sur le chemin du retour.
J’étais sur le chemin du retour, et les souvenirs qui m’avaient obsédé à l’aller se trouvaient maintenant abolis.
Par exemple. Mais je ne peux pas vous donner un exemple. Ce n’était pas tant un cas concret ou une conjoncture particulière dont le souvenir était important, mais le cours, la trame des événements, car la signification des choses ne réside jamais dans l’ « événement » lui-même mais dans le mécanisme qui le pénètre. S’il en était autrement, nous pourrions isoler un instant dans l’événement et dire que c’est là l’événement lui-même. Sa signification. Mais cela est impossible. Car l’important est le mécanisme. Et le mécanisme m’emportait. Il m’emportait vers l’Ouest à cent à l’heure, dans la brume, à travers un pays d’une inestimable richesse et farci d’héroïque histoire, et j’étais emporté au-delà du temps dans le monde des souvenirs. On dit que l’homme qui se noie voit sa vie entière défiler devant ses yeux. Eh bien, je ne me noyais pas dans l’eau, mais dans l’Ouest. Je me noyais dans l’Ouest au cours des journées brûlantes et cuivrées, et des nuits de velours noir. Il ne me fallut pas moins de soixante-dix-huit heures pour me noyer. Pour que mon corps coulât jusqu’à l’extrême fond de l’Ouest et s’y reposât dans la vase inerte de l’Histoire, nu sur un lit d’hôtel, à Long Beach, Californie.
Je n’ai pu résister au plaisir intense de vous proposer de lire ces extraits d’un long passage de ce livre, passage qui me va droit aux tripes. Et quel art de la répétition ! Je lis partout qu’il faut éviter les répétitions. Quelle ânerie ! La répétition d’un mot, d’une expression, quand elle est bien menée, peut être d’une force inimitable. Je ne connais aucun écrivain qui sache la manier avec la dextérité de Robert Penn Warren.
La richesse de style de cet écrivain me semble inimitable, sa beauté, son foisonnement. Et il n’y a guère que L’amour au temps du choléra de Gabriel Garcia Marquez qui me semble atteindre aux mêmes profondeurs de l’âme humaine, et décrire aussi magistralement ses ambiguïtés et ses hésitations, ses doutes, ses compromis, et ses compromissions.
Les fous du roi (All king’s men, dans le titre original) est un roman sur le temps, l’Histoire, la vérité, l’amour, l’amitié, la trahison, la politique, la corruption et la rédemption -possible ou non. En Louisiane, dans les années 1930, le narrateur, journaliste et historien, est chargé par un gouverneur corrompu, inspiré de Huey Pierce Long, véritable politicien de Louisiane qui finit assassiné en 1935, de creuser la vérité pour trouver une preuve compromettante concernant un homme que le Sénateur veut faire chanter. Cette recherche et ses résultats vont créer une déflagration dans l’univers du narrateur, du Sénateur et de leur entourage. Les engrenages de l’histoire sont installés avec une intelligence minutieuse, chaque acte en emmenant un autre, et le lecteur se laisse mener par la main jusqu’au dénouement. Mais au fond, peu importe le thème de ce roman : il parle avant tout de l’âme humaine avec une intensité, une profondeur et un lyrisme dont je n’ai jamais rencontré l’équivalent ailleurs.
Mal connu, et même quasiment inconnu en France, Robert Penn Warren, honteusement négligé par les éditeurs français, considéré comme un immense écrivain aux Etats-Unis a pourtant reçu le prix Pulitzer trois fois ! Le prix Pulitzer du roman pour Les fous du roi en 1947, et le prix Pulitzer de la poésie en 1958 et 1979. Ecrivain du Sud, il était considéré comme le seul rival de Faulkner – à qui je le trouve nettement supérieur. Il a profondément marqué l’écriture de William Styron qui a lui aussi écrit des chefs-d’œuvre.
Les fous du roi a été adapté au cinéma deux fois : un film de Robert Rossen tiré de l’œuvre de Robert Penn Warren, récompensé par 3 Oscar en 1949 (meilleur film, meilleur acteur Broderick Crawford, meilleur second rôle Mercedes Mc Cambridge), et un film Steven Zaillian avec Jude Law et Anthony Hopkins de 2006. Je n’ai vu ni l’un ni l’autre mais c’est encore à faire.
Je pourrais parler des heures de Robert Penn Warren et de son écriture. Je vais donc préférer vous rapporter un autre extrait. Un dernier mot cependant : je vous conseille aussi de lire Un endroit où aller, grand roman même s’il reste inférieur aux Fous du roi. Mais c’est normal : Les fous du roi sont de ces romans qu’on ne lit pas souvent… Absolument inimitable. Et puis, quel écrivain a su écrire aussi magistralement sur le Temps ?
… Telle était Anne Stanton : c’était un dimanche et elle se rendait à l’église, où elle resterait silencieuse comme une souris, tout en passant pensivement le bout de sa langue sur la place laissée vacante par une dent qu’elle venait de perdre. Et les petites filles, accroupies sur des coussins, appuient d’un air songeur leur joue contre le genou de leur père chéri, pendant que celui-ci caresse les boucles soyeuses et fait la lecture de belles histoires. Telle était Anne Stanton. Et les petites filles -chattes un tantinet timorées- tâtent la mer du bout du pied, en ce début de printemps, et, quand la vague inattendue s’écroule, éclabousse et fouette leurs jambes glacées, elles poussent des cris aigus et sautillent sur leurs petites jambes minces comme des échasses. Telle était Anne Stanton. Les petites filles se tachent le nez de suie en faisant rôtir des saucisses au feu de camp, et vous -car vous êtes un grand garçon qui ne se tache pas le nez- vous les montrez du doigt et chantez : Figure-Sale, Figure-Sale, c’est une honte d’être aussi sale ! Et un beau jour, en réponse à ce chant, la petite fille ne regimbe pas comme d’habitude, mais elle pose sur vous le regard de ses grands yeux enchâssés dans le petit visage mince et lisse ; ses lèvres tremblent un instant à vous faire croire qu’elle va pleurer quoiqu’elle en ait passé l’âge, et, devant ce regard qui vous poursuit, votre sourire narquois s’efface et vous vous détournez vivement sous prétexte d’aller chercher du bois. Tout cela était Anne Stanton.
Toutes les lumineuses journées au bord de l’eau avec les mouettes striant le ciel, c’était Anne Stanton. Mais je ne le savais pas. Et toutes les journées, non lumineuses celles-là, où les gouttières débordent et la bourrasque souffle de la mer, où il fait bon près du feu, ces journées-là, elles aussi, étaient Anne Stanton. Mais je ne le savais pas non plus. Puis vint l’époque où les nuits étaient Anne Stanton. Mais cela je le savais.
L’article est presque au complet. En fait, je l’ai écrit ici, si tu veux le lire entièrement : Politique et société dans le roman.
Les fous du roi, Robert Pen Warren
Un endroit où aller, Robert pen Warren