Une semaine, un texte : défi n° 8 avec le verbe prendre

Une semaine, un texte : défi n°8 avec le verbe prendre

 

Crédit photo : L'ouie Palu

Crédit photo : L’ouie Palu

 

Cette semaine, j’ai « tiré » dans le dictionnaire le mot prendre. J’ai attaqué sans savoir où j’allais. Et comme toujours j’ai eu l’idée du dénouement vers la moitié du texte. La dernière phrase m’est venue, je l’ai écrite. Je n’avais plus qu’à trouver le moyen d’y parvenir logiquement.

 

                                                         PRENDRE

 

Il avait pris des décisions et même des positions. Il avait cessé de survivre. Il avait décidé de vivre. Jusque-là il avait subi les événements, été à la traîne de tout. Il avait obéi à ses parents, ses frères et sœurs, ses cousins et cousines, ses institutrices, ses instituteurs. Puis à ses professeurs. Il avait courbé la tête devant ses patrons, ses collègues, ses maîtresses. Puis il s’était marié : il avait cédé tout pouvoir à son épouse, plus tard à ses enfants. Il avait dit oui à sa boulangère, oui aux copains, oui, aux amis, oui, oui, oui. Il n’avait jamais dit NON.

Il était comme sont la plupart d’entre nous : fade humanité aux relent de brebis, prête à se laisser écraser par le premier venu, celui qui a plus de force, ou de culot ou de bagout… Il avait dit oui aux commerciaux, oui à son banquier, oui aux publicités. Il n‘avait jamais pris le pouvoir. Ne serait-ce que son pouvoir personnel intérieur. Prendre était un mot qui lui en imposait. Inconsciemment bien sûr. Il ne disait jamais : « J’ai pris les clefs de la voiture. » mais « Les clefs de la voiture sont dans ma poche. » Il ne disait jamais : « J’ai pris une décision. » mais « Je vais peut-être faire comme ça… » Il ne disait pas : « Ça fonctionnera. » mais « J’espère que ça va aller… »

Il était conforme à ce que la société et la majorité des êtres exigent les uns des autres : un passe-muraille, un monsieur tout gris qui ne prendrait aucun risque. La sécurité d’abord. Avant tout. Son père l’avait écrasé sans pitié, enfant. Sa mère avait été une figure falote, pétrie de peurs. Personne jamais ne l’avait défendu. Les malheureux sont durs entre eux : il n’existe pas de solidarité entre les brebis. Pourtant la société, les politiciens, les médiocres eux-mêmes s’évertuent à le faire croire et s’obligent à le penser. Ils jettent les mots solidarité à tous les vents pour se cacher que la générosité ne peut naître que dans des cœurs ardents.

Mais la révolte avait couvé durant quarante ans. Si faiblement, à si petit feu, sans bouillonnements au début, si bien que lui-même ne l’avait pas entendue. Puis elle avait commencé à bouillir petitement dans la marmite comprimée de son cœur aux alentours de la trentaine mais il n’en savait toujours rien car il n’avait toujours rien conquis : ni amour -son épouse l’avait choisi et il l’avait suivie- ni son métier -son père l’avait choisi pour lui- ni son mode de vie -métro boulot-dodo, ingénieur dans la région parisienne. Il avait tout accepté. Il avait commencé à ressentir des malaises, des vertiges. Parfois durant le trajet du soir, dans le train de banlieue bondé, de drôles d’idées le prenaient comme de ne pas rentrer chez lui. Il les chassait vite, embarrassé, honteux de ces curieux songes de paradis lointains, de Palm Beach, de Mexique, Rio, d’ailleurs, de jolies filles bronzées, de vie de milliardaire… Cela lui paraissait tellement cliché. Et il avait tant entendu que le rêve, c’est l’interdit suprême, le péché absolu, le tabou ultime ! « Allez, arrête de rêvasser ! Tu crois qu’on est là pour s’amuser ? On est là pour en chier ! » lui avait répété son père tous les jours de toute son enfance maudite. Or il ignorait que, pour une fois, il n’était pas pris par des idées, saisi par des idées venues de l’extérieur : ses idées-là venaient vraiment de lui. De l’intérieur. En vérité, il prenait ces idées au profond de son cœur et les laissait monter à la surface de sa conscience. Il les libérait. Il pensait être encore asservi mais il commençait doucement à remuer ses chaînes ; c’était le premier et doux cliquetis qui mène à la liberté, ces rêves exacerbés qui lui murmuraient de tout envoyer valser. Il comprimait néanmoins tout cela au fond de son cœur ; et celui-ci commença à avoir des douleurs, des palpitations. A trente-cinq ans, il avait déjà de la tension mais n’avait toujours pas conquis les moyens de comprendre pourquoi.

 

Crédit photo : vivreabruxxl

Crédit photo : vivreabruxxl

 

Le saut du lit était de plus en plus douloureux. Ses collègues ne l’amusaient plus. Ses enfants le peinaient. Sa femme l’exaspérait. Son chien l’agaçait. Sa routine le déprimait. Sa maison le barbait. Il avait envie de remonter sa couverture jusqu’au menton et de rester là, dans le silence, seul, jusqu’à la fin des temps. D’autres fois, de se lever, tout plaquer, disparaître sous une autre identité, refaire sa vie comme dans un roman d’espionnage, loin au Brésil, au Guatemala, à Cuba, n’importe où en Amérique du Sud. Il se traînait pourtant au bord des larmes jusque à la salle bains, ablutions et rasage, rêvait de devenir milliardaire en s’aspergeant sans conviction d’Habit Rouge de Guerlain et partait au boulot comme on va aux galères. Il se mit à tout détester, même sa voiture. Tout lui semblait sans grâce, sans beauté, sans vie. Il se détestait de dire oui, encore oui, toujours oui. Sa conscience s’éveillait.

Il dû faire un séminaire de deux jours à Lyon pour sa boîte, avec des collègues ingénieurs : business et stratégies de transformation des ressources informationnelles dans l’informatique. Rien d’excitant, vraiment. Mais partir de chez lui, même pour deux jours, c’était un soulagement. Le déclic eut lieu sans que rien ne l’annonce ; le premier soir, dans le tiroir de la table de nuit, il trouva un livre oublié par le précédent occupant : Réfléchissez et devenez riche de Napoléon Hill. Un livre, écrit en 1937 par un homme qui avait passé vingt-cinq ans à compiler les stratégies pour atteindre le succès dans tous les domaines de l’existence, allait l’aider à faire éclore tous ses rêves au soleil comme une graine, trop longtemps contenue dans les profondeurs de la terre, germe, et naît soudain sous la forme d’une plante pleine de vie, dans la liberté de la lumière. Cette nuit-là, il ne dormit pas. Il était âgé de quarante ans depuis deux jours et voici qu’il entamait la seconde partie de son existence avec en main le plus sûr des guides ! Ce fut un miracle, une révélation. Quelqu’un enfin posait un regard plein d’espoir et bienveillant sur l’existence. Quelqu’un enfin lui disait que tout est possible, que vivre peut être un choix d’actions délibérés visant à des buts précis. Que l’existence peut être autre chose qu’attentisme et prudence mais développement de soi et de ses compétences. Napoléon Hill lui chantait à l’oreille une rengaine enthousiasmante, jamais entendue auparavant : chacun a le droit et le devoir de régler sur son goût et ses désirs profonds sa destinée. Au petit matin, les yeux rougis par sa lecture, il décidait de se faire porter pâle. A sept heures, il téléphonait à l’organisateur du séminaire pour le prévenir qu’il avait été pris par une subite gastro-entérite accompagnée d’une fièvre violente. A sept heures cinq, il téléphonait au bureau d’accueil pour demander à réserver la chambre durant deux journées supplémentaires. A sept heures dix, il téléphonait à sa femme pour la prévenir qu’il était trop malade pour rentrer chez lui.

Il brancha son ordinateur et tapa : développement personnel, ces deux mots qui peuvent transformer une existence.

Deux années plus tard, divorcé, il vivait à Brasilia. Il avait une nouvelle compagne. L’entreprise qu’il avait créée prenait son envol vers le succès dans une courbe exponentielle. Un jour, il connaîtrait la liberté financière. Ses enfants venaient le voir en vacances et le regardaient avec d’autres yeux : ils se montraient fiers de leur père, cet homme qui avait dit oui à tout le monde et non à la vie durant tant d’années avant de dire NON à ceux qui tentaient de lui imposer leurs vues mais OUI à la vie et de sourire enfin à pleines dents. Ils s’étaient supportés tant bien que mal. Le lien mesquin qui les avait unis, fait d’habitudes et d’obligations, était redevenu le lien d’amour qui avait été le leur au moment de leur naissance.

Il savait maintenant ce que veut dire le mot prendre. Car il prenait enfin son destin en main.

 

Crédit photo : Xavier Donat

Crédit photo : Xavier Donat

 

Mes commentaires :

J’ai beaucoup joué sur la répétition. Le verbe prendre y est très présent, conjugué ou à l’impératif. Mais pas seulement : on trouve de nombreux « il avait.. », « il était », « il n’avait jamais… » dans cette minuscule nouvelle. La répétition marque la monotonie, l’ennui épouvantables de cette existence brisée, martèle le propos dans le cerveau du lecteur. Elle crée aussi un rythme de lecture agréable, ronronnant, dont on attend cependant de sortir. On en sort en même temps que le personnage : en effet, les répétitions prennent fin avec sa découverte du livre de Napoléon Hill et donc avec l’éveil du héros. Le procédé de la répétition autour du verbe prendre est repris dans les deux dernières phrases, faisant écho mais à l’inverse à ce que le mot prendre évoquait au personnage avant de prendre en main son destin. la boucle est bouclée.

La répétition est un procédé simple et terriblement efficace. Il peut se montrer lourd (et ce peut être utile à l’émotion du texte) ou au contraire élégant. C’est un procédé à ne pas négliger. Pour l’utiliser, le meilleur guide est l’oreille. Si vous avez un doute, n’hésitez pas à lire à haute voix votre travail.

Ah, oui ! Il va sans dire que tous les adeptes de développement personnel et lecteurs du célèbre Réfléchissez et devenez riche de Napoléon Hill s’amuseront bien à cette lecture. Quant à ceux qui ne l’ont pas lu, je vous conseille de le faire… car ce livre est une mine de tactiques pour mieux vivre, et assumer ses désirs et ambitions dans tous les domaines de la vie.

Et vous, que pensez-vous de ce petit texte ?

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5 Commentaires

  1. Marie-françoise

    Sous des propos et une illustration sarcastiques le texte invite à avoir de l’ambition,prendre son destin en main,faire son chemin.Mais de quelle ambition s’agit-il ?.L’auteur qui sait bien que ce n’est pas si simple est guidée par une idée forte « régler sur son goût et ses désirs profonds sa destinée » cf Napoléon Hill.En corrollaire je reprendrais une des citations de son site,celle de Giono: « imaginer c’est choisir ». Sans oublier ni continuer de rêver.

    Dans la forme, la répétition du mot prendre est aussi sarcastique, le mot ,autant que l’idée du mot n’est » libéré » qu’à la dernière phrase du texte.C’est réussi.

    PS:Quand je saurai par quel bout le prendre!, j’enverrai mon texte…

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    1. Laure Gerbaud (Auteur de l'article)

      Merci pour ton commentaire, Marie-Françoise. C’est un vrai bonheur d’avoir une lectrice aussi vive à réagir. Oui, tu as saisi le message de ce petit texte très exactement. Ta citation de Napoléon Hill est juste. Mais c’est vrai qu’il faut choisir, et là c’est délicat. Mais je crois aussi que la vie est assez vaste pour qu’on puisse y mener deux ou trois existences assez différentes ! En choisissant aussi car certains d’entre nous aimeraient vivre cent existences !
      Tu trouveras pour ton texte. Il faut laisser reposer et faire confiance à ton imaginaire : il détient la solution. Et il va te l’offrir !

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  2. Marie-françoise

    Elle sortit.les talons de ses bottes claquaient sur le sol, de concert avec la pluie,Claloc,Claloc,c’ est ainsi que les Aztèques désignaient leur dieu de la pluie.Avant de prendre le train pour Paris elle acheta une revue d’art pour se distraire car elle devait assister à un colloque sur les économies d’énergies et les variations climatiques.Comme elle aimait ressentir et penser l’harmonie de son corps avec les manifestations du temps,que deviendrait il si le climat devenait tropical ou saharien ? il s’adapterait.Tranquillisée par ce constat,au lieu de prendre la direction de l’adresse indiquée sur le programme, elle prit celle du musée du Luxembourg, décidée à prendre son temps pour visiter l’exposition temporaire du moment.Il s’agissait de Vlaminck.Un peu déçue elle entra, oubliées les images cendrées de villages enneigés qui illustrèrent si souvent les calendriers…Elle entra dans les vraies couleurs du peintre et se laissa prendre aux inédites harmonies des bleus et rouges, rouges et jaunes associés côte à côte dans les paysages, les objets, les visages,et sans rapport avec la réalité.Sans agressivité ni sauvagerie le courant » fauve » l’emporta dans les couleurs fondamentales de la peinture,elle se baigna dans les abysses rouges et bleues de certaines natures mortes dont les objets ordinaires sortaient ainsi paradoxalement de l’ombre sous la vibration des couleurs.
    A l’apogée de cette période de son art Vlaminck avait affirmer qu’il voulait brûler avec ses cobalts et vermillon l’école des beaux arts.(1917).C’est
    avec l’approbation du dieu Claloc qu’elle retrouva en sortant, qu’elle se promit de prendre, quand même, un abonnement aux récents cahiers des arts.((2015).

    C’était mon texte.

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  3. Laure Gerbaud (Auteur de l'article)

    C’est un texte intéressant, un texte écrit par quelqu’un de sensible à l’art et la peinture. Mais je le savais déjà. Le mot prendre n’est plus là qu’un prétexte.

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    1. Marie-françoise

      Laure,
      En effet je n’ai pas pris le défi au mot,je me suis appuyée sur un contexte et la chute s’en est trouvée bâclée et assez aléatoire.

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